521 - Lettre de Vincent van Gogh à Theo - Arles le 9 août 1888

Lettre (521) - De Vincent van Gogh à Théodore

Arles - (le jeudi 9 août 1888)


Mon cher Theo,

Je te remercie beaucoup d’avoir envoyé la toile et les couleurs, qui viennent d’arriver.
Il y avait cette fois-ci fr 9.80 de transport à payer, aussi n’irai-je les prendre qu’après avoir reçu ta prochaine lettre, n’ayant pas l’argent dans ce moment. Seulement il faut vérifier si Tasset qui la plupart des cas affranchit et certes alors marque l’affranchissement sur sa facture, s’en abstient dans le cas présent. Egalement j’ai payé pour l’avant dernier envoi f 5.60 et si donc sur l’avant dernière facture il y aurait marquées des frais de transport ce serait de trop.
Maintenant s’il avait fait 2 envois séparés (d’habitude le prix de transport est de 3 francs environ) de cet envoi-ci on n’aurait eu à payer que f 5,60.
Pourvu que sur ces 10 mètres toile je ne peins que des chefs-d’œuvre d’un demi-mètre de dimension, lesquels je vendrai contant et à un prix exorbitant à l’amateur distingué de la rue de la Paix, rien ne doit être plus facile que de gagner
beaucoup d’argent avec cet envoi. Je crois probable que nous allons avoir de grandes chaleurs maintenant sans vent, le vent ayant soufflé pendant 6 semaines.
Dans ce cas c’est excellent que j’aie des couleurs et des toiles en provision, car je guette déjà une demi-douzaine de motifs. Surtout ce petit jardin de paysan dont je t’ai envoyé hier le dessin.
Je pense beaucoup à Gauguin et je t’assure que d’une façon ou d’une autre, que ce soit lui qui vienne ici, que ce soit moi qui aille vers lui, nous aimerons lui et moi à peu près les mêmes motifs, je ne doute aucunement de pouvoir travailler à Pont-Aven, et d’autre part suis convaincu qu’il aimera énormément cette nature d’ici. Eh bien au bout d’une année, lui tout en te donnant une toile par mois, ce qui en somme en fera une douzaine par an, y aura encore gagné, n’ayant pas fait de dettes dans cette année et ayant produit sans interruption, il n’y perdra rien. Tandis que l’argent qu’il aura reçu de notre part se retrouvera en grande partie par les économies, qui deviennent possible si nous vivons chez nous à l’atelier au lieu de vivre lui et moi dans les cafés.
Reste encore que pourvu que nous vivions en bon accord et avec le parti pris de ne pas nous quereller, on y gagnera une position plus ferme en tant que quant à la
réputation.
Vivant seul de part et d’autre on vit comme des fous ou malfaiteurs, en apparence
au moins, et en réalité un peu également.
Je suis plus heureux de me sentir d’anciennes forces revenir que j’aurais pensé pouvoir l’être.
Je dois cela en grande partie aux gens du restaurant ou je mange actuellement, qui sont extraordinaires. Certes je dois y payer, mais c’est quelque chose qui ne se trouve pas à Paris, que pour votre argent on vous donne à manger effectivement.
Et je voudrais bien y voir Gauguin pendant assez longtemps.
Ce que dit Gruby se priver de femmes et bien se nourrir c’est vrai, cela fait du bien, et si on dépense en travaillant de la tête tout de même sa cervelle et sa moëlle, c’est très logique de ne pas se dépenser en faisant l’amour plus que nécessaire.
Mais cela peut mieux se pratiquer à la campagne qu’à Paris.
Le désir de femmes qu’on contracte à Paris, n’est-ce pas un peu l’effet de la maladie d’énervement même, dont Gruby est l’ennemi juré, plutôt qu’un symptôme de vigueur.
Aussi voit-on ce désir disparaître justement au moment ou l’on se refait. La racine du mal se trouvant dans la constitution même, dans l’affaiblissement fatal des familles de génération à génération, dans le mauvais métier d’ailleurs et la triste vie de Paris, la racine du mal certes reste-là et on ne saurait en guérir.
Je crois que le jour où tu n’aurais plus à faire l’inepte comptabilité et administration absurdement compliquée chez les Goupil, tu y gagnerais beaucoup pour ce qui est de la puissance avec les amateurs, c’est une chose maudite mille fois ces administrations compliquées, et il n’y existe pas je m’imagine aucune tête, aucun tempérament d’employé qui n’y perde 50%. En cela notre oncle avait bien raison en disant : beaucoup de besogne avec peu d’employés et non pas peu de besogne avec beaucoup, malheureusement pour lui il était lui-même pris dans
l’engrenage.
Travailler dans les gens pour vendre, c’est un travail d’observation, de sang froid.
Mais si l’on est forcé de donner trop d’attention aux livres on en perd de l’aplomb.
Je voudrais bien savoir au juste comment tu te portes. Enfin pourvu que les impressionistes produisent de belles choses et trouvent des amis, il y a toujours une chance et possibilité d’une situation plus indépendante pour toi plus tard.
Dommage que cela ne puisse exister dès maintenant.
Pas encore de lettre de Russell, mais il est bien forcé de répondre ayant reçu les dessins sans aucun doute.
Ce restaurant où je suis est bien curieux, c’est entièrement gris, le parquet est en bitume gris comme un trottoir, papier gris sur le mur. Stores vertes toujours fermées, un grand rideau vert devant la porte toujours ouverte, empêche la poussière d’entrer.
Cela c’est d’un gris Velasquez déjà - comme dans les Fileuses - le rayon de soleil très mince et très violent à travers un store, comme celui qui traverse le tableau de V. n’y manque même pas. Naturellement les petites tables à nappes blanches. Maintenant derrière cet appartement gris Velasquez on aperçoit l’antique cuisine propre comme une cuisine hollandaise, parquet de briques très rouges, légumes vertes, armoire de chêne, fourneau de cuisine à cuivres luisants, à briques bleues et blanches, et le grand feu orange clair. Maintenant il y a deux femmes qui servent, également en gris à peu près comme le tableau de Prévost qui est chez toi, bien comparable sur tous les points.
Dans la cuisine une vieille femme et une grosse courte servante aussi en gris, noir, blanc. Je ne sais si je le décris assez clairement, mais voilà ce que j’ai vu de
vrai Velasquez ici.
Devant le restaurant une cour couverte, dallée de briques rouges et sur les murs des vignes folles, des convolvulus et plantes grimpantes.
Cela c’est encore du vrai vieux Provençal, alors que les autres restaurants sont tellement à l’instar de Paris, qu’alors même qu’il n’y a aucune espèce de concierge il y a tout de même sa loge et l’écriteau ‘parlez au concierge.
Tout n’est donc pas toujours éclatant. Ainsi j’ai vu une étable avec 4 vaches café au lait, et un veau de même couleur, l’étable d’un blanc bleu tapissée de toiles d’araignées, les vaches fort propres et fort belles, un grand rideau vert contre la poussière et les mouches dans la porte d’entrée.
Gris aussi, gris Velasquez !
C’était d’un calme - ce café au lait et havane des robes des vaches avec le doux blanc gris bleuâtre des murs, la tenture verte et le vert jaune et scintillant du dehors ensoleillé faisant opposition éclatante. Tu vois comme il y a encore tout autre chose à faire que ce que j’ai fait.
Je dois aller travailler. J’ai encore vu une chose fort calme et bien belle l’autre jour, une jeune fille à teint café au lait - si je me souviens bien - cheveux cendrés, yeux gris, corsage d’indienne rose pâle, sous lequel on voyait les seins droits durs et petits. Cela contre la verdure emeraude des figuiers. Une femme bien rustique, grande allure virginale.
Pas complètement impossible que je l’aie à poser en plein air, ainsi que la mère - jardinière - couleur de terre, qui était alors en jaune sale et bleu fané.
Le teint café au lait de la jeune fille était plus foncé que le rose du corsage.
La mère était épatante, la figure jaune sale et bleu fané se détachait en plein soleil sur un carré de fleurs éclatant, blanc de neige et citron. Donc un vrai van der Meer de Delft. C’est pas laid le midi. Poignée de main,

t.à.t. Vincent.


Autre référence : Vincent van Gogh The Letters : (658)


Localisation : Amsterdam, Van Gogh Museum, inv. nos. b562 a-b V/1962


Source : Vincent van Gogh. Brieven aan zijn Broeder. Uitgegeven en toegelicht door zijn schoonzuster J. van Gogh-Bonger., Amsterdam 1914


Johanna Gezina van Gogh, née Bonger

(Amsterdam, 4 octobre 1862 - 2 septembre 1925, Laren, Hollande), est l’épouse de Théodore van Gogh et la belle-sœur de Vincent van Gogh.

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Lettre N°521 de Vincent van Gogh à Theo, d’Arles du jeudi 9 août 1888…


Voir en ligne : Vincent van Gogh - The Letters

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